Enfants et patrimoines : un chantier en partage
« Enfants » et « patrimoines ». L’attelage des deux termes, s’il n’est pas nécessairement le plus attendu, n’a cependant rien pour surprendre. Loin d’être étrangers l’un à l’autre, les mondes qu’ils désignent se rencontrent en plus d’une occasion. La diversification et l’intensification de ces rapprochements interpellent l’anthropologue : héritier, prescripteur ou médiateur, éventuellement producteur de patrimoine, et patrimoine lui-même (ou du moins sa culture), l’enfant semble bien participer des principales étapes du processus d’institution patrimoniale. Cette polyvalence, passée relativement inaperçue, a retenu l’attention des porteurs du projet du GIS Patrimoine en partage qui l’ont inscrite à l’ordre du jour des actions de préfiguration de ce réseau.
L’initiation de l’enfant au patrimoine, aux valeurs qu’on lui assigne, s’adresse à un enfant appréhendé comme un adulte en devenir qu’il s’agit d’équiper de compétences culturelles. Ainsi, en fonction des savoirs, compétences, habiletés propres à chaque tranche d’âge (tout-petits, enfants, adolescents), met-on en œuvre des médiations spécifiques (parcours, expositions, visites, animations, ateliers, etc.), parfois associées à des espaces ou des temps réservés, quand on ne crée pas des structures entièrement et uniquement dédiées au jeune public. Le phénomène s’observe également dans le domaine « neuf » du patrimoine culturel immatériel, où il donne lieu à l’ouverture de cours, voire d’écoles, aussi bien qu’à l’élaboration de projets périscolaires d’initiation et de découverte, voire à l’adaptation de pratiques traditionnelles adultes, tel le concours de menteries spécial enfants à Moncrabeau. La réflexion amorcée s’attache moins à évaluer l’efficacité de ces médiations, qu’à analyser la co-construction de sens dont elles procèdent, produit de l'hybridation des savoirs que les médiateurs supposent aux enfants et des compétences effectivement mises en jeu par ces derniers, étant bien entendu que toute médiation s'entend comme un acte de partage.
De l’enfant-récepteur à l’enfant-médiateur, l’on assiste moins a priori à une inversion des rôles, qu’à un passage de relais. Assurance d’un futur pour « le passé présent », l’enfant se voit institué en relais, en continuateur, et plus, si l’on considère le rôle de médiateur ou de prescripteur qu’il lui revient de jouer auprès des adultes. Nombreux sont les dispositifs conçus selon cette logique, parmi lesquels, Patrimoines en poésie en région (Île-de-France), La classe, l’œuvre ! ou C’est mon patrimoine !, opérations nationales, ou encore, à l’échelle européenne, les Heritage Makers. Elles n’étonnent qu’à moitié les anthropologues, bien au fait du rôle traditionnellement dévolu à l’enfant, cet « être interstitiel », dont le propre, ici et ailleurs, est d’explorer et de se jouer des limites. Préposé à la réalisation des rites, à la communication avec l’au-delà, il est un faiseur de culture, au sens anthropologique du terme. Comment en serait-il autrement dans l'ordre de la « Culture », ici à entendre au sens de « culture instituée » ? On se gardera néanmoins de répondre trop hâtivement, tant on doit tenir compte de la capacité des enfants à déborder des attendus, à exercer cet arbitraire qui caractérise l’entre-enfants et qui leur permet de se démarquer du monde des adultes. Les rares travaux consacrés à la question montrent en effet que ce qui qui fait sens pour eux, patrimonialement parlant, ne relève pas forcément du patrimoine aux yeux de l’adulte.
Ceci dit, l’argument de l’hétérodoxie patrimoniale ne saurait suffire pour disqualifier les enfants et les exclure des rangs des faiseurs de patrimoines, car ils n’ont pas l'exclusivité, loin de là, des approches décalées, parallèles, divergentes, lesquelles président aujourd’hui à l’extension quasi sans limite de la désignation patrimoniale. Pour autant, l’enfant est-il à même de produire un patrimoine, quel qu’il soit ? Est-il vraiment capable de patrimonialisation ? Toute mise en patrimoine suppose un geste séparateur, une mise à distance, physique et symbolique, des biens distingués, un passage de la culture à la Culture. Or, si le geste s’applique bien à la culture enfantine, comme en témoignent les collections, les musées, les expositions, les publications consacrés à l’école, aux jouets, aux poupées, aux modes vestimentaires enfantines, à l’art enfantin, ou encore au folklore enfantin, il n’est pas tant le fait des enfants eux-mêmes que celui des adultes, une fois passés par cette culture de passage qu’est la culture de l’enfance, une fois eux-mêmes à distance, sortis de la communauté enfantine. Du point de vue de l’enfant, le geste patrimonial se trouve comme empêché face à la réalité d’une transmission sur le temps court, d’un pair à un autre à peine plus jeune, face aussi à la nécessité d’abandonner et d’oublier, pour devenir grand, ce qui a été reçu et transmis. Néanmoins, à l’heure du « tout patrimoine » et du droit à la patrimonialisation reconnu à tout un chacun, l’enfant demeure-t- il bien étranger au « désir de pérennité » ?
L’existence d’un patrimoine des enfants ou de l’enfance ne dépend cependant pas de la réponse à cette interrogation. À l’instar des occurrences immatérielles de ce patrimoine dont les folkloristes ont très tôt rendu compte, la culture matérielle enfantine a tout aussi précocement retenu l’attention, ainsi que le suggèrent les collections de jeux, jouets et poupées réunies au xixe siècle. Ces élans précurseurs comme les suivants doivent beaucoup à la nostalgie d’adultes en mal de leur propre enfance et, selon les lieux et les moments, à la volonté de valoriser les arts populaires, l’artisanat régional ou la culture de masse. Plus encore, le développement des Childhood studies, corollaire de la montée en puissance d’une certaine idée de l’enfant désormais sujet de droits et de protections spécifiques, contribue à l’assomption de ce « nouveau » patrimoine que manifeste la multiplication des expositions consacrées aux enfants et à l’enfance. Mais a-t-on bien affaire à un patrimoine comme un autre ? Face à un public qui n’est plus, mais a été enfant, et face aux enfants qui, par définition, le sont encore, comment ce patrimoine fait-il sens ? Comment aussi en use-t-on avec les petits ? Que lui fait-on dire ? De quelle valeur particulière le charge-t-on ?
Tournée et retournée en tous les sens, la conjonction des termes « enfants » et « patrimoines » ouvre bien des perspectives, loin cependant d’être hermétiques les unes aux autres. Surtout, il convient d’être attentif à la double lecture qu’appelle l’observation de l’enfant sur la scène du patrimoine, enfant dont le jeu est susceptible d’osciller entre répertoire assigné et composition libre, autrement dit entre les manières adultes de concevoir ce que doit être et faire l’enfant en patrimoines et ce qui relève de l’initiative enfantine à proprement parler. Prendre pied dans cet entre-deux, c’est se donner la possibilité d’user des représentations de l’enfant et de l’enfance comme d’un miroir susceptible de refléter des traits encore insoupçonnés de notre modernité du patrimoine et, en même temps, c’est être en mesure de cerner l’agentivité des enfants et, partant, la façon dont ces derniers agissent sur la notion de patrimoine.
Cet agenda constitue l’un des axes structurants du projet scientifique qui sous-tend la création imminente du GIS Patrimoines en partage, porté de concert par l’Ethnopôle Garae et l’unité Héritages : Patrimoine/s, Culture/s, Création/s (UMR9022, CNRS / CY Cergy Paris Université / Ministère de la Culture. Le balisage problématique dont les lignes qui précèdent rendent compte a tiré bénéfice de deux moments de rencontre essentiels, le premier à l’occasion du 143e Congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), La transmission des savoirs (Inalco, Paris, 2018), le second, dans le cadre du colloque interdisciplinaire et international Enfants et patrimoines (Ethnopôle Garae – Laboratoire d'anthropologie et d'histoire de l'institution de la culture de l’Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain, IIAC, UMR8177, CNRS / EHESS, Carcassonne, 2020). Les premiers résultats obtenus sont en cours de publication. Ils fourniront la matière d’un dossier, à paraître dans In Situ. Au regard des sciences sociales, revue en ligne de la direction générale des Patrimoines du ministère de la Culture.