Trouver des voies vers des marchés du travail inclusifs à l'ère de l’économie numérique et de l'intelligence artificielle
Directeur de recherche au CNRS au sein du Centre d'économie de la Sorbonne (CES, UMR8174, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et membre associé de Paris School of Economics, Ariell Reshef est conseiller scientifique au Centre d’études prospectives et d'informations internationales (CEPII). Dans le cadre du projet européen H2020 PILLARS, il conduit des recherches visant à fournir aux décideurs politiques et au public des informations sur le type de (nouvelles) compétences qui seront demandées sur le marché du travail et sur la manière de réviser les systèmes d'éducation et de formation pour créer les opportunités de les acquérir.
En janvier 2021, le CNRS est devenu partenaire du programme PILLARS - Pathways to IncLusive LAboR marketS - qui vise à proposer des prédictions et dépeindre des scénarios probables sur la façon dont les technologies d'automatisation émergentes, les changements dans la spécialisation fonctionnelle au sein et à travers les chaînes de valeur mondiales (CVM), et les transformations industrielles peuvent affecter les marchés du travail dans les années à venir. Les individus, les entreprises et les décideurs politiques fondent leurs décisions sur ces prévisions. Étant donné le sentiment croissant que ces changements transformeront radicalement les marchés du travail dans plusieurs dimensions et affecteront, en particulier, la demande de différentes compétences, le projet PILLARS vise à fournir des conseils sur la manière de créer des marchés du travail inclusifs, afin d'aider à distribuer les gains potentiels de ces transformations entre les individus, les régions et les communautés. L'importance de cet objectif est mise en évidence par plusieurs évolutions économiques, sociales et politiques, comme le montre le mouvement des Gilets Jaunes, pour n'en citer qu'une.
Ce projet réunit neuf partenaires, sous la coordination de l’ifo Institute, un centre de recherche important en économie basé à Munich. Les partenaires du projet viennent de cinq pays européens, ainsi que de Chine et d'Amérique latine. Le projet a été sélectionné dans le cadre du programme Horizon 2020 de la Commission européenne. Il est financé à hauteur de 3 millions d'euros sur une période de trois ans.
Les membres du consortium se sont rencontrés par le passé à plusieurs reprises lors d'ateliers et de conférences qui tournaient autour des thèmes du projet. Cela facilite l'identification des forces de chaque partie du consortium, et la coopération pendant l'exécution du programme de recherche. À titre d’exemple, les membres de l'école de commerce de l'université du Sussex sont pionniers dans l’analyse des impacts du changement technologique sur le marché du travail, tandis que les membres de l'université de Milano-Bicocca sont des spécialistes de la science des données pour les sciences sociales. En France, le projet est dirigé par Ariell Reshef, directeur de recherche au CNRS au Centre d'économie de la Sorbonne, qui contribue à la connaissance et à l'analyse des chaînes de valeur mondiales, de leur interaction avec le changement technologique et de leur impact sur le marché du travail.
Le projet PILLARS repose sur trois piliers. Le premier pilier s’intéresse au passé afin d'étudier les tendances et les impacts en utilisant les données d'observation disponibles. Le deuxième pilier est tourné vers l'avenir et vise à prédire la direction de l'évolution de trois déterminants majeurs des marchés du travail (technologie, CVM et transformations industrielles) et la manière dont ils modifieront la demande de compétences et d'emplois dans un avenir proche. Ce dernier point s'appuie sur ce que nous savons du passé, appliqué aux données actuelles. Le troisième pilier s'adosse sur les deux autres afin de formuler des recommandations politiques pouvant être mises en œuvre dès aujourd'hui, et d’accompagner l’adaptation aux changements prévus dans la demande de compétences. Il utilise en particulier des informations sur les types de compétences — anciennes et nouvelles — qui seront demandées à l'avenir, afin de proposer des solutions permettant de réformer les systèmes d'éducation et de formation pour créer les opportunités de les acquérir. D'autres aspects du troisième pilier comprennent des propositions visant à réviser les systèmes de protection sociale pour permettre à toutes les parties de la société de bénéficier de l'évolution technologique, du commerce et de la réaffectation des industries entre les régions : comment faciliter les possibilités d'apprentissage et de recyclage pour les personnes les plus vulnérables qui, à court terme, risquent d'être exclues du marché du travail en raison de la diffusion des nouvelles technologies d'automatisation, des changements dans la composition régionale des industries et de la concurrence internationale ? Comment faciliter la mobilité de la main-d'œuvre et la migration au sein des régions européennes, non seulement pour permettre à cette main-d'œuvre de se déplacer avec les industries, mais aussi pour éviter d'accroître les inégalités entre les régions.
Pilier 1 - Apprendre du passé
Le projet commence par la caractérisation des tendances des vingt-cinq dernières années en matière d'automatisation, d'approfondissement des CMV et de dynamique industrielle régionale. L'automatisation étant généralement difficile à caractériser, le projet applique plusieurs mesures pour la jauger : investissements et stocks de capital en technologies de l'information et de la communication (TIC), robots, et mesures de l'intensité de l'intelligence artificielle (IA).
Les économistes et autres spécialistes des sciences sociales s'accordent à dire que ces évolutions se sont accélérées après 1995, prenant des directions particulières qui ont bouleversé les marchés du travail. Par exemple, l'automatisation de tâches cognitives de routine — qui étaient auparavant effectuées par des professions à revenu moyen — a provoqué une polarisation de l'emploi, qui a nui à la classe moyenne dans de nombreuses économies avancées.
L'impact de la prolifération des chaînes de valeur mondiales sur la demande de main-d'œuvre est moins bien compris. Les progrès des TIC ont permis un contrôle et une communication accrus sur de plus grandes distances. L'essor des accords commerciaux a conduit à la prolifération des CVM, avec des conséquences non seulement pour ceux dont les tâches ont été délocalisées, mais aussi pour ceux dont les tâches ont connu une augmentation de la demande en raison de l'intégration en amont dans les chaînes d'approvisionnement (par exemple, la production de plus d'intrants pour plus d'industries, plus distantes).
Tous ces éléments ont des conséquences sur la dynamique industrielle régionale. Les changements dans la structure industrielle ne sont pas aléatoires et sont liés aux compétences existantes qui sont enracinées dans certaines régions, mais pas dans d'autres. Par conséquent, les conséquences directes pour une industrie — qu'elles soient positives ou négatives — peuvent se répercuter sur d'autres industries au sein d'une région par le biais de différents liens (connaissances, relations entrée/sortie, etc.). Cela a également des ramifications sur la demande de main-d'œuvre par région.
Enquêter sur toutes ces évolutions est l'objectif du premier pilier. Comprendre qui bénéficie et qui pâtit de ces évolutions est essentiel pour concevoir des politiques favorisant des marchés du travail inclusifs. Cela permet aussi de fournir des prédictions informatives nécessaires au sein du deuxième pilier.
Pilier 2 - Faire des prévisions pour l'avenir
Déduire les tendances actuelles, les projeter dans l'avenir et évaluer les conséquences reposent sur des techniques de pointe en matière de science des données et de modélisation économique. Ces techniques permettront d'établir des prévisions pour différentes régions, industries et professions.
L'un des défis consiste à identifier les technologies d'automatisation émergentes et l'exposition des industries à ces technologies. Le projet applique plusieurs méthodes statistiques d’analyse des données aux publications et aux brevets afin de créer une base de données de documents liés aux technologies d'automatisation émergentes (par exemple, la robotisation avancée et l'IA). Ces documents seront liés aux industries et, à travers elles, aux professions et aux régions, afin de mesurer l'exposition à chaque niveau. Le projet prévoit également des exercices de validation de ces mesures en faisant appel à des experts de l'industrie et du monde universitaire dans le cadre d'enquêtes et de groupes de discussion.
Le projet analyse les offres d'emploi en ligne pour mesurer les changements dans le contenu du travail et la demande de nouvelles compétences pour toute l'Europe (récemment aussi pour les États-Unis et le Royaume-Uni). Les offres d'emploi en ligne contiennent des informations en temps réel qui peuvent aider les parties prenantes à comprendre la dynamique et les tendances de la demande de professions et de compétences du côté des employeurs, par lieu, secteur, type de contrat, salaire et niveau d'éducation. Pour ce faire, des algorithmes d'apprentissage automatique sont mis en œuvre pour classer les textes des offres d'emploi en ligne en fonction des classifications existantes pour les professions, les industries et les régions.
Ces données presque en temps réel seront utilisées pour détecter les besoins en compétences associés aux nouvelles technologies et pour détecter les tendances de ces besoins sur la base des données actuelles et récentes des offres d'emploi en ligne. Les données seront également utilisées pour faire des prédictions sur la façon dont ces effets sont transmis par les réseaux de production mondiaux, c'est-à-dire les CVM.
Pilier 3 - Des politiques pour le présent
Compte tenu des enseignements tirés des deux précédents piliers, le troisième pilier proposera des politiques susceptibles de contribuer à la construction de futurs marchés du travail inclusifs, à l'heure des changements radicaux de technologie, de l'évolution des CMV et de la composition industrielle, tout en tenant compte des différences historiques et institutionnelles substantielles entre les régions européennes. Pour ce faire, le projet examinera et évaluera les politiques passées de formation, de migration et de spécialisation en utilisant l'analyse de données microéconomiques sur les travailleurs et les migrants ; il s'appuiera sur les méta-études existantes. Le projet développera des scénarios pour les marchés du travail européens (à la fois régionaux et intra-régionaux) en relation avec les transformations numériques, la migration européenne et la concurrence technologique et commerciale croissante des économies émergentes telles que la Chine, le Brésil ou le Mexique.
Ces scénarios alimenteront les propositions de politiques. Au-delà de l'utilisation de données et d'outils analytiques pour concevoir ces politiques, le projet envisage plusieurs activités d'engagement pour influencer l'analyse des politiques. Celles-ci comprennent, entre autres, l'identification des parties prenantes, des entretiens et une analyse SWOT (force, faiblesse, opportunité et menace) pour identifier les besoins politiques, une plateforme des parties prenantes qui servira également de caisse de résonance, des exercices d'engagement ouverts, des workshops et des groupes de discussion.